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Stendhal (стр. 2 из 6)

L'"йgotisme" dont Stendhal a fait sa philosophie personnelle n'est au fond que l'aspiration de l'individu а se libйrer de cette gangue sociale, qui l'empкche de s'йpanouir.

A plusieurs reprises, dans son Journal, il feint de s'excuser d'avoir recours au mot et а la chose comme s'il йtait inconvenant de parler de soi. Ne soyons pas dupe de cet accиs de modestie littйraire а laquelle il nous convie sans beaucoup y croire.

Ce qui est vrai c'est que l'йgotisme n'est ni exemplaire ni valable en tout temps et en tout lieu. Sa valeur est singuliиre, circonstancielle et se mesure а la qualitй de celui qui le pratique. M. de Chateaubriand peut apparaоtre, c'est Stendhal lui-mкme qui le dit, comme "le roi des йgotistes", il opиre cependant sur un autre registre que l'auteur du Rouge et Noir, qui remarque : "Je suis comme une femme honnкte qui se ferait fille : j'ai besoin de vaincre а chaque instant cette pudeur d'honnкte homme qui a horreur de parler de soi."

L'йgotisme c'est la rйsistance а une sociйtй injuste, avec les moyens du bord. C'est la revendication d'кtre soi-mкme face а des contraintes extйrieures jugйes inacceptables. D'oщ l'exaltation permanente du naturel qui s'oppose а la vanitй, comme l'кtre s'oppose au paraоtre. Le naturel c'est la sincйritй, la passion, le mйpris des faux-semblants et des convenances, le refus d'accepter la rиgle d'un jeu social fondй sur le mensonge. Ce n'est donc pas de l'йgoпsme et ce n'est pas seulement la volontй de se faire, suivant le mot de Valйry, "l'insulaire de l'Ile Moi" car Stendhal et ses hйros professent une morale qui est, comme toute morale, une rиgle de la vie en sociйtй : celle de l'utilitй.

L'йgotisme est une rйaction d'autodйfense de l'individu а cette йpoque prйcisйment - celle de la Restauration et de la monarchie de Juillet - contre les sentiments bas, les ambitions subalternes, l'amour de l'argent, l'intolйrance et l'arbitraire du despotisme : "Tout ce qui йtait tyrannie, йcrit Stendhal, me rйvoltait et je n'aimais pas le pouvoir."

Cette aspiration а la libertй dйpasse le niveau de la revendication individualiste. Elle est porteuse d'un espoir plus vaste qui rйconcilierait l'homme rйvoltй avec la sociйtй. Mais cet espoir est exclu dans un systиme fondй sur le mensonge et l'obscurantisme. Qu'il s'agisse de l'Italie fйodale, de la France de la Restauration, ou de la monarchie de Juillet, partout c'est l'hypocrisie qui fait loi. Quel est le leitmotiv de l'enseignement dispensй par la Congrйgation sous Charles X : "Ce sont les livres qui ont perdu la France." Quelle est la philosophie en honneur dans les classes dirigeantes а Parme ? "Le marquis del Dongo professait une haine vigoureuse pour les Lumiиres : ce sont les idйes, disait-il, qui ont perdu l'Italie." Quel est le conseil donnй а Fabrice par le bon abbй Blanиs (dйtestй par le marquis "parce qu'il raisonne trop pour un homme de si bas йtage") : "Si tu ne deviens pas hypocrite, lui disait-il, peut-кtre tu seras un homme." Quelle est la rиgle de conduite impйrative dans le noble salon de l'hфtel de La Mole oщ Julien, qui fait ses premiers pas d'homme introduit dans le monde, s'aperзoit que "la moindre idйe vive semblait une grossiйretй" ? Stendhal nous rйsume cette rиgle non йcrite en paraphrasant Beaumarchais : "Pourvu qu'on ne plaisantвt ni de Dieu, ni des prкtres, ni du roi, ni des gens en place, ni des artistes protйgйs par la cour, ni de tout ce qui est йtabli, pourvu qu'on ne dоt de bien ni de Bйranger, ni des journaux de l'opposition, ni de Voltaire, ni de Rousseau, ni de tout ce qui se permet un peu de franc-parler, pourvu surtout qu'on ne parlвt jamais de politique, on pouvait librement raisonner de tout."

Pour Stendhal, le pouvoir engendre inйvitablement la courtisanerie et il йcrit joliment : "Le chevalier bйgayait un peu parce qu'il avait l'honneur de voir souvent un chevalier qui avait ce dйfaut."

Mais c'est peut-кtre le personnage de Lamiel - sorte de double fйminin de Julien Sorel - qui manifeste avec le plus d'йclat son dйgoыt de l'imposture et son refus d'кtre dupe des fausses apparences : "Le premier sentiment de Lamiel а la vue d'une vertu йtait de croire а une hypocrisie." Elle pousse mкme jusqu'а l'absurde cette volontй d'кtre sincиre pour sa part, quoi qu'il en coыte, et d'кtre aimйe en retour pour elle-mкme et non seulement pour sa beautй.

C'est le singulier йpisode du "vert de houx" lorsqu'elle frotte une de ses joues avec ce produit pharmaceutique qui a la propriйtй d'enlaidir momentanйment les plus charmants visages. Elle veut vйrifier si le jeune duc qui est amoureux d'elle rйsistera а cette йpreuve. Estimant que l'amour vйritable ne peut se contenter de l'apparence, elle entreprend ce jeu singulier, un peu comme cette hйroпne de l'Astrйe qui se dйchire le visage avec son diamant pour s'assurer qu'elle est rйellement aimйe. Telle est l'exigence absolue de la passion selon Stendhal. Telle aussi la mйfiance profonde de ses hйros а l'йgard de ce qui leur paraоt mensonge, truquage, hypocrisie dans "cet ignoble bal masquй qu'on appelle le monde" (Lucien Leuwen, cap. 17).

Aprиs avoir dйcouvert que "le monde" - la sociйtй de la Restauration et de la monarchie de Juillet - est un ignoble bal masquй, aprиs avoir mis а nu le fonctionnement d'un systиme fondй sur l'hypocrisie et la tyrannie de l'argent, quelle attitude va adopter le hйros stendhalien а la recherche du bonheur ?

La rйponse а cette question est liйe а l'appartenance sociale des hйros : constatation qui pourrait apparaоtre comme un truisme si la littйrature jusqu'а lui n'avait pas - pour des raisons historiquement comprйhensibles - а peu prиs totalement masquй cet aspect des choses. C'est mкme lа un des traits qui font de Stendhal un romancier dйlibйrйment moderne : Le Rouge et le Noir par exemple est sans doute dans notre histoire le premier roman oщ le problиme de classe soit posй avec une telle nettetй, oщ il constitue la trame mкme de l'action.

Il existe un dйnominateur commun а la plupart des personnages de Stendhal, mкme les plus diffйrents au premier abord, sans doute parce que l'auteur a mis dans chacun d'eux beaucoup de ses rкves et de sa propre expйrience. Cependant leur comportement est fonction du milieu dont ils sont issus et pour tout dire de leur classe.

Toute sa vie, Henri Beyle a йtй un touriste passionnй du monde sous tous ses aspects. Mais il n'a pas seulemnt parcouru les routes d'Europe. Dans son oeuvre, il nous invite а une vйritable exploration des classes sociales.

Tout se passe comme s'il s'йtait dit : "Qu'aurais-je pu кtre si j'йtais nй paysan et pauvre sous la Restauration ?" Et il a crйй Julien Sorel. Fils de banquier sous Louis-Philippe, il aurait pu кtre Lucien Leuwen. Et Fabrice del Dongo, s'il йtait nй noble dans une petite principautй d'Italie au dйbut du XIXe siиcle. Il a mкme poussй la curiositй jusqu'а se dire : "Et si j'avais йtй une femme." Il a alors йcrit Lamiel, roman trиs en avance sur son йpoque et qui pose avec une audace а faire grincer les dents de beaucoup le problиme de l'йmancipation de la femme.

Tous ses hйros, chacun а sa maniиre, se sentent йtrangers dans la sociйtй oщ ils vivent. Pour la mкme raison fondamentale. Mais ils rйagissent diffйremment compte tenu de leur origine sociale. A vingt ans, dans son Journal, Stendhal s'adressait а lui-mкme cette mise en garde : "Ne pas prкter а des gens d'une classe des idйes que l'on n'a que dans une autre classe. Les gens du peuple parlent-ils souvent du bonheur comme nous l'entendons ?" Julien Sorel est en butte а l'humiliation et а la pauvretй, mais non pas Fabrice ou Lucien Leuwen que le sort a comblйs. Ceux-lа s'ennuient, l'autre non.

C'est en liaison avec la sociйtй de son temps que Stendhal pose le problиme de l'"Ennui", ou si l'on veut du "Mal du Siиcle". Lа encore sa position est rйsolument antimйtaphysique parce qu'il flaire la mystification derriиre la grandiloquence des attitudes. Tout d'abord il n'a pas assez de sarcasmes а l'йgard de ceux qui se sont conquis une cйlйbritй en se faisant les spйcialistes du dйsespoir. "Ce qui fait marquer ma diffйrence avec les niais importants ... qui portent leur tкte comme un saint sacrement, c'est que je n'ai jamais cru que la sociйtй me dыt la moindre chose. Helvйtius me sauva de cette йnorme sottise. La sociйtй paie les services qu'elle voit."

Aprиs avoir ramenй le problиme du ciel sur la terre, il diagnostiqua le "Mal du Siиcle" en ces termes : "Les sentiments vagues et mйlancoqliques, partagйs par beaucoup de jeunes gens riches а l'йpoque actuelle, sont tout simplement l'effet de l'oisivietй."

Julien ne connaоt pas l'ennui parce qu'il a, comme dira plus tard Rimbaud, "la rйalitй rugueuse а йtreindre". Lucien ou Fabrice, au contraire, doivent lutter contre le monstre et ne peuvent y йchapper que par l'amour.

Le hйros de Stendhal ne se croit pas l'objet d'une malйdiction divine. Il ne s'estime mкme pas personnellement victime de l'incomprйhension ou de la mйchancetй des autres : "Je n'ai jamais eu l'idйe que les hommes fussent injustes pour moi." Non, sa critique est plus fondamentale. Il rejette la rиgle du jeu de la sociйtй dans laquelle il vit. Julien, le plйbйien, parce que cette sociйtй l'opprime, Fabrice ou Lucien - les privilйgiйs - parce qu'elle opprime les autres et qu'elle ne leur offre pas une raison de vivre. L'un est en lutte contre la sociйtй, les autres sont en marge de leur classe. Les uns et les autres, au fond, pour la mкme raison d'ordre moral : mкme ceux qui en tirent profit ne se satisfont pas de l'injustice.

En peignant la rйalitй telle qu'elle est, Balzac nous donne, dans La Comйdie humaine, une critique fйroce de la sociйtй bourgeoise que la dйdicace de La Rabouilleuse dit "basйe uniquement sur le pouvoir de l'argent".

Cependant, jamais Balzac ne met en cause la lйgitimitй de l'ordre social, au plus haut degrй duquel il veut parvenir. Stendhal, quelles que soient les tentations, rйpugne а entrer dans le jeu : il reste un opposant politique.

Mais le monde йcrit par les deux romanciers est le mкme. La Comйdie humaine est bien l'ignoble bal masquй qu'йvoque Stendhal. C'est l'йpoque de l'ambition effrйnйe, fille de la rйvolution industrielle.

L'objectif c'est d'arriver, sans кtre dйlicat sur le choix des moyens. Le premier commandement c'est d'accepter, les yeux fermйs, la rиgle du jeu, et il est caractйristique que Stendhal et Balzac utilisent exactement la mкme image pour en montrer la nйcessitй.

Quand la duchesse Sanseverina veut expliquer а son neveu Fabrice l'attitude qu'il doit observer pour gravir les йchelons dans "le parti de l'Eglise", elle a ces mots : "Crois ou ne crois pas а ce qu'on t'enseignera, mais ne fais jamais aucune objection. Figure-toi qu'on t'enseigne les jeux du whist. Est-ce que tu ferais des objections aux rиgles du whist ?"

Exactement de la mкme maniиre chez Balzac, Vautrin incite son protйgй Rastignac, s'il veut faire fortune, а respecter scrupuleusement les lois mises en place par le pouvoir йtabli. "Quand vous vous asseyez а une table de bouillotte, en discutez-vous les conditions ? Les rиgles sont lа, vous les acceptez..." Cet "ennemi de la sociйtй" n'est pas insensible aux vertus du conformisme. Aussi finira-t-il chef de la Sыretй. Comme le personnage rйel dont s'est inspirй Balzac, c'est-а-dire Franзois Eugиne Vidocq, ancien bagnard, qui devint le chef de la police parisienne.

Comme le dit Vautrin, ce moraliste lucide qui sait de quoi il parle : "l'honnкtetй ne sert а rien."

C'est ici que le hйros de Stendhal se sйpare du hйros de Balzac. Dans ce siиcle d'ambitieux forcenйs - presque tous les personnages de premier plan de La Comйdie humaine le sont - il occupe une place singuliиre. Ni Fabrice, ni Lucien Leuwen ne sont des ambitieux. Et si Julien Sorel l'est un moment, il ne s'agit pas en ce qui le concerne d'une ambition ordinaire. C'est "une jeune pauvre et qui n'est ambitieux que parce que la dйlicatesse de son coeur lui fait un besoin de quelques-unes des jouissances que donne l'argent". Il s'agit davantage chez lui d'une rйvolte de l'orgueil, d'un rйflexe d'autodйfense pour йchapper а l'humiliation puis d'une rиgle de conduite que faisant violence а ses sentiments profonds il s'est fixйe pour se prouver а lui-mкme ses mйrites malgrй le handicap de classe. Mais il n'arrive jamais а faire taire en lui la voix du coeur, et son cynisme n'est que de surface. A chaque instant sa sensibilitй risque de mettre en pйril le fragile йchafaudage de ses intrigues. Et c'est quand il a atteint le comble de la rйussite qu'il se perd par une comportement suicidaire qu'aucun ambitieux vйritable n'aurait adoptй.

Comme les hйros du Rouge et de la Chartreuse, les Rastignac et les Rubemprй jugent sans illusion cette jungle sociale oщ, selon Balzac, rиgne "la toute-puissante piиce de cent sous", et oщ selon Stendhal "la condamnation а mort est la seule chose qui ne s'achиte pas". Mais aprиs avoir versй quelques larmes, Rastignac choisit а sa maniиre de se diriger vers les hauteurs. Il se jure de "parvenir, parvenir а tout prix!", car il ne veut pas finir dans les rangs des vaincus.

Voilа pourquoi au contact de la vie parisienne il enterre avec Le Pиre Goriot les enthousiasmes gйnйreux et les derniers scrupules de sa jeunesse. Le dйfi fameux qu'il lance alors а Paris marque le terme de la rйvolte morale et en un sens le commencement de la rйsignation. L'honnкtetй ne paie pas en effet. Dйsormais la rиgle du jeu est acceptйe, et avec elle la lйgitimitй de l'ordre bourgeois. Il s'agit de pйnйtrer dans le monde des privilиges et de se tailler un fief а sa mesure. Peu importent les moyens, que l'on doive son succиs, comme Rastignac, aux faveurs de la femme d'un banquier ou, comme Rubemprй, а l'amitiй йquivoque d'une canaille йvadйe du bagne. L'essentiel est de participer au "mouvement ascensionnel de l'argent" et d'arriver, mкme si on doit pour cela йcraser les plus faibles et flatter les puissants, trahir les amitiйs, laisser condamner les innocents, йtouffer en soi tout sentiment humain. C'est le prix de la rйussite.

Tout autre est l'attitude de Julien Sorel.

Si Julien dйcide de se vouer au machiavйlisme politique pour conquйrir les conditions matйrielles nйcessaires selon lui au dйveloppement de "l'homme libre", il refuse en fait de jouer le jeu, et sa sensibilitй l'emporte а tout moment sur sa volontй d'hypocrisie.

Au demeurant Stendhal ne veut pas qu'on s'y trompe. Au dйnouement du Rouge, l'auteur, comme le choeur dans les tragйdies antiques, intervient pour tirer la morale de l'histoire et prendre la dйfense de son hйros : "Il йtait encore bien jeune, mais, suivant moi, ce fut une belle plante. Au lieu de marcher du tendre au rusй comme la plupart des hommes, l'вge leur eыt donnй la bontй facile а s'attendrir, il se fыt guйri d'une mйfiance folle ... Mais а quoi bon ces vaines prйdictions."

"Au lieu de marcher du tendre au rusй", comme Rastignac, comme tous les ambitieux forcenйs de ce temps... Mais Julien Sorel n'est pas de cette lignйe. Ce dont il a besoin avant tout c'est de sa propre considйration, fidиle en cela а une devise chиre а Stendhal : "Se f... complиtement de tout, exceptй de sa propre estime." L'homme qu'il admire le plus, c'est Altamira, le conspirateur йpris de justice sociale et pour lequel il n'est qu'une morale, celle de l'utilitй. Telle est йgalement dans les conditions particuliиres de leur classe, alors que toutes les fйes se sont penchйes sur leur berceau, l'attitude de Lucien et de Fabrice, comblйs par le sort, mais qui se rйvиlent des "inadaptйs" en ce sens qu'ils refusent d'entrer dans le jeu, de jouir sans remords de leurs privilиges et qu'ils jugent l'ordre social avec le mкme mйpris lucide que le hйros du Rouge et Noir.

Au dйnouement, devant les jurйs qui vont le condamner а mort, il se prйsente une fois de plus comme le "plйbйien rйvoltй" et prononce contre cette justice de classe, dont la fonction est moins de frapper le crime que la rйvolte devant l'ordre bourgeois, un rйquisitoire passionnй :