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Stendhal (стр. 5 из 6)

C'est parce qu'il se fait une trиs haute idйe de l'amour qu'il a peur de le rabaisser en parlant -mal - de ses manifestations physiques. Non qu'il en mйconnaisse l'importance, mais parce qu'il apprйhende une maniиre de fiasco littйraire. N'est-ce pas cette crainte qu'il veut exprimer aussi dans Henri Brulard lorsque revient sous sa plume а plusieurs reprises cette idйe de la difficultй d'йcrire : "On gвte des sentiments si tendres а les raconter en dйtail."

L'absence de toute allusion а une technique physique de l'amour dans les romans de Stendhal n'empкche pas la prйsence d'un йrotisme diffus qui se nourrit d'un geste, d'un regard, d'un parfum, de l'йclat soudain d'un bras nu ou d'une йpaule dйcouverte. Cette prйsence secrиte n'a pas йchappй а Andrй Malraux qui observe а propos de "l'individualisation de l'йrotisme" dans une prйface а L'amant de lady Chatterley : "Le livre parfait de la fin du XIX" siиcle, en ce domaine, eыt йtй un supplйment au Rouge et Noir oщ Stendhal nous eыt dit comment Julien couchait avec Mme de Rйnal et Mathilde de La Mole, et la diffйrence des plaisirs qu'ils y prenaient tous les trois."

L'йrotisme naоt moins de la prйcision de la description que du choix de quelques dйtails significatifs et surtout de l'atmosphиre crййe par le romancier. Il suggиre par exemple que Mme de Rйnal est frigide avant de connaоtre Julien. Mariйe а seize ans, elle "n'avait de sa vie йprouvй ni vu rien qui ressemblвt le moins du monde а l'amour ... Ce n'йtait guиre que son confesseur qui lui avait parlй de l'amour, а propos des poursuites de M. Valenod et il lui en avait fait une image si dйgoыtante que ce mot ne lui reprйsentait que l'idйe du libertinage le plus abject". Aprиs la premiиre nuit passйe avec Julien, c'est la rйvйlation soudaine, fulgurante : "Quand il restait а Mme de Rйnal assez de sang-froid pour rйflйchir, elle ne revenait pas de son йtonnement qu'un tel bonheur existвt et que jamais elle ne s'en fыt doutйe."

Pourtant dans ce domaine, Stendhal n'accentue pas le trait.

Par exemple la scиne fameuse oщ, sous le tilleul, Julien entreprend un soir pour la premiиre fois sa tentative de sйduction est un chef-d'oeuvre de sensualitй diffuse, bien que le seul objectif de l'assaut soit de prendre dans l'obscuritй la main de Mme de Rйnal et de la garder. Mais l'йmotion vient de l'acuitй du danger et de l'importance de l'enjeu : "Au moment prйcis oщ dix heures sonneront, j'exйcuterai ce que pendant toute la journйe je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brыler la cervelle."

Alors que Mme de Rйnal est tout de suite prise par sa passion sans arriиre-pensйe, sinon sans jalousie et sans remords, alors qu'elle se donne totalement, corps et вme, et qu'elle y trouve un bonheur dont elle n'avait jamais rкvй, а tel point qu'il lui arrive de dйsarmer la terrible mйfiance de Julien, il n'en va pas de mкme avec l'altiиre Mathilde, dont l'orgueil livre un combat de chaque instant avec l'amour.

Il s'agit davantage chez elle d'un amour de tкte, et lorsqu'elle invite Julien а monter dans sa chambre par l'йchelle du jardinier, c'est une йpreuve qu'elle lui inflige pour mesurer sa force de caractиre - elle a dйcidй que s'il ose arriver jusqu'а elle au pйril de sa vie elle se donnerait а lui -, mais en tenant parole elle croit accomplir un devoir, et le plaisir n'est pas а ce rendez-vous glacй : "C'йtait а faire prendre l'amour en haine."

Bien que Stendhal, une fois de plus, soit trиs discret sur le comportement des amants au cours de cette nuit ("Mathilde finit pas кtre pour [Julien] une maоtresse aimable"), il prйcise qu'"a la vйritй ces transports йtaient un peu voulus", suggйrant qu'elle reste froide et qu'elle aussi йtait probablement frigide. Ce qui conduit Julien а s'interroger sur cette attitude et а la comparer avec celle de Mme de Rйnal : "Aucun regret, aucun reproche ne vinrent gвter cette nuit qui semble singuliиre plutфt qu'heureuse а Julien. Quelle diffйrence, grand Dieu ! avec son dernier sйjour de vingt-quatre heures а Verriиres ! Les belles faзons de Paris ont trouvй le secret de tout gвter, mкme l'amour, se disait-il dans son injustice extrкme." Quant а Mathilde, la premiиre exaltation passйe, elle tombe dans la plus extrкme dйception. "Il n'y eut rien d'imprйvu pour elle dans tous les йvйnements de la nuit, que le malheur et la honte qu'elle avait trouvйs au lieu de cette entiиre fйlicitй dont parlent les romans."

C'est dans cette insatisfaction du corps et de l'esprit qu'il faut rechercher la raison des volte-face de Matilde, au cours des jours suivants, de son dйsarroi et de ses fureurs, de cette imagination renversйe qui opиre comme une "cristallisation" а rebours et qui ne voit qu'objet de mйpris lа oщ elle dйcouvrait la veille de suprкmes mйrites. A quoi s'ajoute son orgueil de classe un moment oubliй : elle a honte de s'кtre livrйe au "premier venu а un petit abbй, fils d'un paysan". D'oщ la tendre et cruelle guerre que se mиnent les deux amants, le terrible dйsespoir de Julien ("Un des moments les plus pйnibles de sa vie йtait celui oщ chaque matin, en s'йveillant, il apprenait son malheur") - il pense mкme а se donner la mort - les rйconciliations suivies de nouvelles tempкtes, comme cette nuit oщ il prend l'йchelle pour monter jusqu'а sa fenкtre et se jeter dans sa chambre : "C'est donc toi, dit-elle en se prйcipitant dans ses bras ..." Toujours fidиle а son parti pris de discrйtion dans ces circonstances, Stendhal fait suivre cette phrase d'une ligne de points de suspension et se borne а remarquer : "Qui pourra dйcrire l'excиs du bonheur de Julien ? Celui de Mathilde fut presque йgal." Presque. Encore une de ces notations brиves qui contribuent а expliquer le comportement du personnage. Car Mathilde se dйrobe а nouveau, jusqu'au jour oщ la jalousie lui fait prendre conscience de la rйalitй de sa passion et la ramиne а son amant devant qui elle tombe йvanouie : "La voilа donc, cette orgueilleuse, а mes pieds se dit Julien."

Dans La Chartreuse de Parme il n'y a pas de rиglement de compte de cette nature entre Fabrice et Clйlia - car l'un et l'autre appartiennent а la mкme classe -, mais on retrouve dans la peinture de leurs amours la mкme extrкme pudeur. Quand Clйlia, folle d'inquiйtude, voit dans sa prison Fabrice, qu'on se prйpare - elle le sait - а empoisonner, et qu'elle se donne а lui pour la premiиre fois, Stendhal se borne а dйcrire la scиne en ces termes : "Elle йtait si belle, а demi vкtue, et dans cet йtat d'extrкme passion, que Fabrice ne put rйsister а un mouvement presque involontaire. Aucune rйsistance ne lui fut opposйe." Discret et complice, le romancier s'efface devant ces moments de bonheur fou.

Comme il s'efface vers la fin du roman lorsque Fabrice, aprиs avoir йtй si longtemps et si cruellement sйparй de celle qu'il aime - elle a йtй contrainte d'йpouser le marquis Crescenzi -, reзoit un jour un billet de Clйlia lui donnant rendez-vous а minuit devant une porte dйrobйe du palais. Clйlia perdue et enfant retrouvй. Clйlia dont il a tant rкvй et dont la voix chиre sortie de l'ombre lui murmure soudain ces simples mots : "Entre ici, ami de mon coeur."

Et Stendhal : "Nous demanderons la permission de passer sans dire un mot sur un espace de trois annйes."

Pourtant, malgrй cette dйrobade, la charge sensuelle demeure forte chez Stendhal, mкme si elle n'est йvoquйe que par les pieds nus de la comtesse Curial, la main de Mme de Rйnal, les йpaules de Mme de Chasteller ou l'appel de Clйlia dans la nuit. Au moment oщ Fabrice, de la fenкtre de sa prison, apparaоt а Clйlia qui se trouve dans la cour de son palais, il remarque qu'"elle rougissait tellement que la teinte rose s'йtendait rapidement jusque sur le haut des йpaules" et cela suffit а le remplir d'espoir.

C'est encore une des singularitйs de Stendhal que ce romancier de la chasse au bonheur ait йtй hantй toute sa vie par l'idйe de la mort.

La mort, il en fait la cruelle expйrience dиs l'вge tendre. Elle le frappe enfant а travers les siens. Il perd sa mиre, on le sait, alors qu'il a sept ans et ce coup du destin le bouleverse. A tel point qu'on peut dire qu'il y a eu deux pйriodes dans sa vie affective : avant la mort de sa mиre et aprиs.

De 1828 а 1840 toutefois il n'йtablit pas moins de trois douzaines de testaments. La vieillesse le hante autant que la mort et il nous raconte au dйbut d'Henri Brulard comment, s'apercevant qu'il va avoir bientфt cinquante ans, il inscrit cette constatation а l'intйrieur de sa ceinture. Simple originalitй sans signification? La pudeur l'empкche d'en dire plus mais son cousin Romain Colomb parle pour lui : "Cette dйcouverte l'affligea comme aurait pu le faire l'annonce inopinйe d'un malheur irrйparable." Ses romans aussi : "Le comte [Mosca] avait atteint la cinquantaine. C'est un mot bien cruel et dont peut-кtre un homme йperdument amoureux peut sentir tout le retentissement."

En dehors des deuils personnels sa premiиre enfance est marquйe par les violences de l'йpoque rйvolutionnaire et sa jeunesse par les guerres de l'Empire. La mort, il la voit nue sur les champs de bataille de l'Europe : villes incendiйes, ventre ouvert des chevaux, blessйs brыlйs vivants, cadavres dйfigurйs des soldats sur lesquels passent les voitures ou que l'on jette dans la riviиre.

Pourtant, mкme а la guerre, le "touriste" ne perd pas ses droits. Prиs d'Enns, un incendie lui arrache cette notation dans son journal : "A cela prиs l'incendie йtait superbe." A Neubourg il marque encore : "Le tout formait un paysage superbe." Mкme curieuse joie de Fabrice а Waterloo : "Fabrice йtait encore dans l'enchantement de ce paysage curieux."

Les rйflexions sur la beautй des incendies ou le spectacle insolite de la canonnade pourraient apparaоtre comme un divertissement grauit d'esthиte, si elles ne dйnotaient pas au contraire une volontй de distanciation par rapport а la guerre et а ses horreurs qui ont profondйment marquй Stendhal. Le goыt du beau lui sert ici de thйrapeutique, c'est un moyen d'oublier la mort, la peur de la souffrance qui mиne а la mort, et la peur d'en avoir peur.

Selon Mйrimйe, Stendhal n'aimait pas а parler de la mort, "la tenant pour une chose sale et vilaine plutфt que terrible".Dans Rome, Naples et Florence, l'йcrivain lui-mкme dit qu'elle est un "scandale abominable", et il note dans son journal : "La pilule de la mort est amиre, il faut que l'orgueil la cache, adoucisse le goыt." En faisant appel а l'humour par exemple. Il aime а citer le mot du chevalier de Champcenetz, demandant au pied de l'йchafaud en 1794 "si on ne pourrait pas se faire remplacer". Et dans sa prison Julien Sorel se souvient de cet autre mot de Danton que lui avait rapportй le comte Altamira : "C'est singulier, le verbe guillotiner ne peut pas se conjuguer а tous les temps. On peut bien dire : je serai guillotinй, tu seras guillotinй, mais on ne dit pas : j'ai йtй guillotinй."

Puisqu'il n'est au pouvoir de personne d'йchapper а la loi commune, du moins Stendhal nous explique-t-il - il a vingt et un ans - la mort qui lui paraоt la plus convenable, la plus propre, c'est celle oщ "le corps ne triomphe point", qui se passe simplement, sans souffrance, dans un beau paysage. Celle de Brutus par exemple, telle que la conte Plutarque : "Sa mort prиs de cette petite riviиre aux abords trиs йlevйs en-delа de ces grands arbres, sous le ciel trиs йtoilй de la Macйdoine, prиs de cette grande roche oщ il s'йtait assis d'abord, est la plus touchante pour moi de toutes celles que je connais. Elle a quelque chose de divin. Le corps n'y triomphe point. C'est une вme d'ange qui abandonne un corps sans le faire souffrir. Elle s'envole."

Tout se passe comme si Stendhal, dans son oeuvre romanesque, avait dйcidй de mettre entre parenthиses cette inconvenance, cette grossiиretй : la mort.

Il refuse de la dйcrire et l'exclut de son univers crйateur. Ne pouvant la supprimer, il la sublime pour l'exorciser. Sans doute tous ses hйros meurent jeunes, presque toujours tragiquement, ou se laissent-ils mourir s'ils ne se retirent pas dans une chartreuse. Mais cette sortie de scиne est discrиte, comme dйsincarnйe, tout se passe simplement, mкme s'il s'agit d'une exйcution capitale, proprement, poйtiquement: c'est l'euthanasie littйraire qui est la maniиre de Stendhal de se rйvolter contre la mort.

A l'opposй du christianisme, la volontй paпenne de Stendhal d'exorciser la mort, au point mкme parfois d'en faire une fкte, apparaоt avec йclat dans toute son oeuvre romanesque, par un phйnomиne de compensation en rupture avec la rйalitй.

Dans Armance, le suicide d'Octave de Malivert, qui dйnoue la tragйdie, est sans doute le plus caractйristique de cette euthanasie littйraire. Sa mort est voulue, elle est douce, belle, exempte de souffrance, elle se passe au large de la Grиce dans une nuit constellйe d'йtoiles : "Jamais Octave n'avait йtй sous le charme de l'amour le plus tendre comme dans ce moment suprкme ... Un mousse du haut de la vigie cria : Terre ! C'йtait le sol de la Grиce et les montagnes de la Morйe que l'on apercevait а l'horizon. Un vent frais portait le vaisseau avec rapiditй. Le nom de la Grиce rйveilla le courage d'Octave ; Je te salue, se dit-il, ф terre des hйros ! et а minuit le 3 mars, comme la lune se levait derriиre le mont Kalos, un mйlange d'opium et de digitale prйparй par lui dйlivra doucement Octave de cette vie qui avait йtй pour lui si agitйe. Au point du jour on le trouva sans mouvement sur le pont, couchй sur quelques codages. Le sourire йtait sur ses lиvres et sa rare beautй frappa jusqu'aux matelots chargйs de l'ensevelir."

Octave a choisi sa mort, mais non pas Bйatrix Cenci, elle, puisque meurtriиre de son pиre pour sauver son honneur, elle est atrocement torturйe avant d'кtre conduite au supplice. Voici pourtant en quels termes Stendhal dйcrit son enterrement : "A neuf heures et quart du soir, le corps de la jeune fille recouvert de ses habits et couronnй de fleurs avec profusion, fut portй а Saint-Pierre in Montorio. Elle йtait d'une ravissante beautй; on eыt dit qu'elle dormait..." Avec parfois, mкme dans les moments les plus tragiques, un clin d'oeil au lecteur : "Pendant qu'on mettait en ordre la mannaja pour la jeune fille, un йchafaud chargй de curieux tomba et beaucoup de gens furent tuйs. Ils parurent ainsi devant Dieu avant Bйatrix."

Voici maintenant Julien Sorel, alors qu'il est dans l'antichambre de la mort et qu'il connaоt enfin, nous l'avons vu, le bonheur et l'amour. Quand il entre dans la salle oщ on va le juger, ce qui le frappe c'est "l'йlйgance de l'architecture". Et le jour de son exйcution "marcher au grand air fut pour lui une sensation dйlicieuse. "Jamais cette tкte n'avait йtй aussi poйtique, nous dit Stendhal, qu'au moment oщ elle allait tomber. Les plus doux moments qu'il avait trouvйs jadis dans les bois de Vergy revenaient en foule а sa pensйe et avec une extrкme йnergie. Tout se passa simplement, convenablement et de sa part sans aucune affectation."

Tout se passa simplement. Sauf pour Mathilde (merveilleuse Mathilde aussi) qui suivit Julien jusqu'au tombeau qu'il s'йtait choisi, une petite grotte de la grande montagne dominant Verriиres - on voit le symbole - et "а l'insu de tous, seule sa voiture drapйe porta sur ses genoux la tкte de l'homme qu'elle avait tant aimй". Tout se passa simplement pour Mme de Rйnal qui fut fidиle а la promesse qu'elle avait faite : "Elle ne chercha en aucune maniиre а attenter а sa vie. Mais trois jours aprиs Julien, elle mourut en embrassant ses enfants."

Il faut un trиs grand talent а Stendhal pour faire de dйnouement sanglant - par une йtrange alchimie qui transforme la souffrance en joie, l'amertume en douceur - un poиme а la gloire de ses hйros, une espиce de tragйdie optimiste oщ l'on oublie la mort pour ne retenir que leur noblesse retrouvйe. Tels qu'en eux-mкmes enfin...

Mais c'est peut-кtre dans La Chartreuse de Parme que le romancier porte а un point de perfection cette euthanasie littйraire. Clйlia "ne survйcut que de quelques mois а ce fils si chйri mais elle eut la douceur de mourir dans les bras de son ami". Trop amoureux et trop croyant pour avoir recours au suicide, car il espиre "retrouver Clйlia dans un meilleur monde", Fabrice se retire а la chartreuse de Parme mais n'y passe qu'une annйe. Gina, devenue comtesse Mosca, rйunit toutes les apparences de bonheur mais de survit que fort peu de temps а Fabrice. Et c'est la conclusion fameuse du roman : "Les prisons de Parme йtaient vides, le comte immensйment riche, Ernest V adorй de ses sujets qui comparaient son gouvernement а celui du prince Eugиne."